Connaissez-vous le marché des eurodollars ?
D’importance systémique majeure, c’est l'un des moteurs les plus influents et les moins connus des marchés financiers.
Le terme « eurodollars » désigne les dollars américains (USD) qui circulent en dehors des États-Unis (en offshore), par opposition aux dollars « domestiques » qui sont détenus dans des banques américaines.
Historique
Ce nom est un peu trompeur car il donne l’impression d’être lié à l’euro, la monnaie unique européenne, ou d’être limité à l’Europe. En réalité on peut trouver des eurodollars aussi bien dans des banques asiatiques, africaines ou européennes.
L’appellation « eurodollar » vient du fait que son développement a commencé dans les banques européennes pendant les années 1950.
On distingue donc deux catégories de dollars américains :
ceux du marché domestique qui sont régulés par la Fed (la banque centrale américaine) et la FDIC (l’agence américaine de garantie des dépôts bancaires) ;
et ceux qui se trouvent en dehors des USA, qui échappent à la régulation des autorités américaines.
L’émergence des eurodollars a ouvert la voie à la création d’un marché (appelé « Eurocurrency market » ou marché des euromonnaies) qui permet de faire des prêts et des emprunts transfrontaliers, libellés dans une monnaie différente de celle du pays où se trouve l’entité émettrice (le plus souvent en USD).
Pour faire simple, ce système a permis de rendre les dollars US, la monnaie de référence mondiale, disponible dans presque tous les pays du monde, auprès des entreprises, banques ou gouvernements qui en ont besoin.
Cette innovation financière majeure est aujourd’hui la base sur laquelle fonctionne les marchés monétaires en dehors des Etats-Unis, avec Londres en tant que plaque tournante pour ces produits.
Fonctionnement
Les euromonnaies sont couramment utilisées par les entreprises et les institutions financières, telles que les fonds communs de placement et les hedge funds, pour se financer mais aussi pour se protéger contre le risque de change via des contrats à terme.
C’est en fait le plus grand marché mondial pour le financement à court terme.
Il fonctionne avec les principales devises (USD, EUR, JPY, GBP), mais la monnaie de base pour la plupart des transactions est bien le dollar américain. Et c’est pour cette raison qu’on appelle ce marché, pour simplifier, le système eurodollar.
Prenons un exemple concret :
Une banque suisse disposant d’excédents de liquidités en francs suisses peut, via le réseau eurodollar (i.e. l’ensemble des banques qui s’échangent des eurodollars) emprunter des USD en donnant ses francs suisses en garantie. Elle peut ensuite prêter ces USD à d’autres banques, par exemple au Japon, qui en ont besoin.
Les taux d’intérêts sur ces prêts se basent principalement sur l’Intercontinental Exchange London Interbank Offered Rate (ICE LIBOR), qui offre un référentiel avec des maturités allant de 24 heures jusqu’à 12 mois.
Il faut bien comprendre que ces eurodollars sont très différents des dépôts classiques en USD qui existent dans les banques américaines, et pour lesquels vous pouvez par exemple obtenir en échange des billets émis par la Fed.
Les dollars du système eurodollar sont principalement des reconnaissances de dettes enregistrées et suivies au sein du réseau des banques qui interviennent sur ce marché. Seule une toute petite partie correspond réellement à du cash en USD déposé dans ces banques. Par ailleurs il n’existe pas d’or ou d’autre actif qui garantisse ces eurodollars.
Enfin, comme il n’existe pas de réglementation globale, et notamment pas de réserves obligatoires minimum, la création monétaire en USD sur ce marché est théoriquement illimitée. La limitation est plutôt indirecte, car les banques du réseau exigent généralement des garanties (comme des obligations souveraines) avant d'accorder un prêt.
Ce système a permis de rendre les dollars US, la monnaie de référence mondiale, disponible dans presque tous les pays du monde, auprès des entreprises, banques ou gouvernements qui en ont besoin.
Voici les principales caractéristiques de ce marché eurodollar :
Absence de régulation top-down : il n’existe pas de règles globales qui s’appliquent à tous les participants, ni d’organisme de supervision
Régulation décentralisée (bottom-up) : chaque banque du réseau applique ses propres règles en prenant en compte les opérations faites avec les eurodollars
Pas de limitation au niveau des taux d’intérêts
Absence de limite en matière de création monétaire
Taux d’intérêts plus élevés : les prêts en eurodollars sont mieux rémunérés que les prêts fait dollars domestiques (ce qui est normal car ces dollars sont plus risqués que les dollars domestiques, notamment à cause de l’absence de garantie par la FDIC)
Taille du marché inconnue, mais estimée à plus de 10 000 milliards de dollars
Transactions majoritairement effectuées en overnight (échéance le jour ouvrable suivant).
Avantages et inconvénients
Le système eurodollar présente de nombreux avantages indéniables :
Commerce international : L'eurodollar a joué un rôle essentiel dans la croissance du marché international des capitaux à court terme. Il facilite également le financement du commerce extérieur en permettant aux entreprises de mener leurs activités d'importation et d'exportation de manière plus rentable. En contribuant ainsi à la globalisation, il a grandement stimulé le développement économique.
Flexibilité accrue : L'eurodollar offre aux institutions financières une plus souplesse pour gérer leurs positions de trésorerie.
Réduction du risque de change : Via les contrats à terme, ce système permet aux entreprises multinationales de limiter leur risque de change.
Source de fonds pour les institutions financières : Les institutions financières et les autorités qui manquent de réserves peuvent emprunter sur le marché de l'eurodollar.
Résolution du dilemme de Triffin : Ce système contribue partiellement à résoudre le dilemme de Triffin puisque la création de ces dollars n’a pas de lien avec la balance commerciale des Etats-Unis. En d'autres termes, les USA n'ont pas besoin de générer un déficit commercial pour que le dollar soit largement accepté et utilisé à l'échelle internationale.
Mais l’eurodollar comporte aussi des inconvénients, et non des moindres :
Absence d’assurance des dépôts par la FDIC (agence américaine de garantie des dépôts bancaires) : La FDIC assure uniquement les dépôts de dollar dans les banques basées aux USA.
Risque d'excès de crédit et création de bulles : Ce système facilite l'endettement, ce qui peut fragiliser l'économie d'un pays s'il y a un recours excessif. Il est largement reconnu qu'il a contribué de manière significative à la formation des bulles immobilières et obligataires pendant les années 2000/2010.
Absence de contrôles : Comme les produits issus du système eurodollar ne sont pas directement réglementés, certains estiment, compte tenu de sa taille, que ce marché est potentiellement dangereux car un problème sur les eurodollars aurait des répercussions dans tout le système financier mondial (risque systémique). Un exemple notable est la crise financière de 2007-2008, au cours de laquelle la banque centrale américaine a dû injecter environ 600 milliards de dollars dans le système eurodollar, en utilisant des swaps de devises avec d'autres grandes banques centrales, pour stabiliser la situation.
Face à cet outil, les autorités américaines adoptent une position ambivalente :
D’un côté, il garantit la position du dollar US en tant que monnaie de référence mondiale, et compte tenu de la taille du marché les autorités US voient mal comment on pourrait s’en passer ;
Mais d’un autre côté, la non-régulation les empêche d’exercer une quelconque influence sur l’offre et la demande de ces eurodollars, et ainsi ils ont l’impression de perdre une partie leur souveraineté monétaire. Par ailleurs, depuis la crise de 2007-2008, ils commencent à comprendre son risque systémique.
La situation actuelle
A partir de 2007, le système eurodollar a commencé à moins bien marcher, ce qui a d’ailleurs provoqué un assèchement de la liquidité internationale en dollars. Parallèlement, de nouveaux systèmes monétaires tels que le Bitcoin et les projets monétaires des BRICS ont fait leur apparition.
Mais pour l'instant, aucun de ces systèmes ne peut égaler ce que l'eurodollar accomplit. Le dollar américain, ou plutôt l'eurodollar, demeure la seule monnaie disponible et acceptée dans le monde entier, ce qui est la définition d’une monnaie de réserve mondiale.
En revanche, la dernière crise a mis en lumière l'instabilité inhérente à ce système dans son état actuel, soulignant la nécessité d'une réforme, vraisemblablement vers une plus grande transparence. Cela impliquerait l'engagement des banques centrales, et notamment de la Fed qui jusqu’à maintenant a refusé de s’y intéresser puisque ces eurodollars ne relèvent pas de sa juridiction.
Conclusion
Les eurodollars représentent l’un des piliers du système financier mondial, sans lesquels son bon fonctionnement serait compromis.
Cependant, il est impératif d'entreprendre rapidement des améliorations substantielles de ce système pour prévenir une éventuelle crise financière majeure.
A mon avis, on peut envisager 3 scénarios :
Une transition relativement rapide vers un nouveau système monétaire, bien que très peu probable à court ou moyen terme étant donné l’absence d’alternative crédible ;
Une réforme et une amélioration du système des eurodollars, permettant ainsi au système tel que nous le connaissons aujourd'hui de perdurer ;
L'absence de réforme, ce qui inéluctablement nous conduirait un jour ou l'autre à une crise financière majeure, en raison, comme en 2007-2008, d’une pénurie de liquidités en dollars dans le système.
Dans le 3ème scénario, vous comprenez que la valeur du dollar par rapport aux autres devises devrait d’abord augmenter significativement (demande >> offre), ceci le temps que les investisseurs trouvent leur nouvelle référence.
Ainsi, après avoir évalué chacune de ces options, mon avis est que l’USD reste, malgré tout, la meilleure devise pour stocker ses excédents de trésorerie, et c’est d’ailleurs ce que vous constatez dans le portefeuille de cette lettre (attention je ne fais pas « all-in » sur l’USD, je maintiens une certaine diversification).
Ma deuxième conclusion est que toutes les personnes qui parlent de dédollarisation devraient se renseigner davantage sur le fonctionnement et l’ampleur du système eurodollar.
Sources :
https://www.thelykeion.com/primer-the-eurodollar-market/
https://corporatefinanceinstitute.com/resources/foreign-exchange/eurodollar/
https://www.linkedin.com/pulse/eurocurrency-market-definition-history-types-markets-pal/
https://scholarship.law.vanderbilt.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1231&context=vjtl
https://www.investopedia.com/terms/e/eurodollar.asp
Merci pour cet article très détaillé. Un super boulot, comme à chaque fois.